La forme informe

La forme informe, ou comment à partir de formes créer une histoire, 2013, exposition Chapiteaux du livre 2013

Extrait :

Dans le partage des affaires que laisse la vieille femme, on me demande de choisir un souvenir. Un petit meuble fabriqué maison par un homme qui aime chercher la courbe dans le bois porte le nom de travailleuse. C’est une petite table surélevée. Elle est constituée, de bas en haut, d’une étagère sur laquelle on peut poser un ouvrage, d’un tiroir inséré au sommet de jambes harmonieusement arquées, et, sur le dessus, d’un couvercle aux formes arrondies qui ouvre un espace de rangement comprenant de multiples casiers où sont classés bouchons, boutons, petits flacons, bouts de ficelle, clous, vis, trombones et punaises, papiers de soie pliés avec soin ― ils ont enveloppé des oranges ― et autres objets de récupération. L’entourage se moque de cette manie de tout garder tandis que j’hérite du qualificatif de travailleuse et accessoirement de celui de collectionneuse ou d’économe ― selon le point de vue où l’on se place ―, autant de traits de caractère que l’on retrouve jusque dans mes phrases où j’aime à faire des incises dans lesquelles ranger une pensée connexe que je ne veux pas perdre et que j’insère donc entre tirets plus souvent qu’entre parenthèses ― le tiret ouvre et crée un début d’aparté avec le lecteur, une connivence voire une intimité alors que la parenthèse ferme et prétend, même ponctuée de points de suspension, épuiser le sujet ce qui est insoutenable pour un collectionneur.

Henri Cueco, grand collectionneur de collections devant l’Éternel, divise l’humanité en deux catégories « les jeteurs et les gardeurs ». J’appartiens aux deux catégories et m’en explique : je collectionne les débuts de collections et seul le temps décide si la collection va résister aux mois et aux années, après quoi je jette ou donne. Des tissus aux papiers, des cailloux aux coquillages, des cartons aux cagettes de maraîchers en passant par écorces, lichens, bris de carreaux et autres rognures de réel telles que cannettes écrasées par des voitures, souches de lauriers déracinés ― celle de l’extravagant févier pesant une tonne ayant dû être éliminée d’office par un tractopelle sans espoir qu’un couteau y plantât jamais sa lame ―, j’entasse.
J’entasse mais toujours avec, en perspective, un projet : dessins, gravures, sculptures ou le plus souvent un grand n’importe quoi dont je ne connais ni l’usage ni l’allure. N’ai-je pas ainsi peint de couleurs vives les supports des rouleaux de papier hygiénique accumulés après usage sur de longues tiges de bambous ― elles aussi gardées pour faire rideaux, calames, tringles, porte-couteaux ? La passion de faire ― à ce stade ne parlons pas de création ― demande de la matière et, quand l’objectif est atteint, vient l’heure du déstockage. Mais ce peut être aussi quand le projet tombe à l’eau, que je me rends compte que décidemment je ne ferai rien des épluchures d’orange séchées ou des noyaux de dattes ou que les moignons de mûriers platanes bouffés par les vers sont en train de contaminer ma charpente. La collection alors expire non sans un petit travail de deuil, comme on dit aujourd’hui d’assez vilaine façon ― sans doute encore cette peur de la mort.